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Des femmes et des littératures

Dans Une chambre à soi (A Room of One’s Own, 1929), Virginia Woolf écrit qu’ « il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction » (Woolf, Une chambre à soi, trad. Clara Malraux, 2016: 8). Ce constat synthétise ce que l’autrice britannique développe dans la suite de son essai: les conditions limitant l’accès des femmes au champ littéraire au cours de l’Histoire. Privées d’autonomie financière et d’une chambre – ou d’un lieu – à elles, c’est-à-dire de temps et de disponibilité de l’esprit, les femmes ne pouvaient s’adonner à l’écriture ou à la création. Et pour celles qui y parvinrent, ce fut souvent de haute lutte. Certes, les temps ont changé et les femmes d’aujourd’hui ne sont plus confrontées à autant d’obstacles que George Sand au XIXe siècle ou que la poétesse grecque Sappho il y a deux mille cinq cent ans. Mais comme pour les autres pans de la vie sociale et politique, le chemin est encore long pour les plumes féminines. Il est nécessaire de considérer ce chemin au regard de l’Histoire pour mieux saisir les enjeux contemporains.

Le cinquantenaire du suffrage féminin donne lieu à de nombreux événements en 2021 dans toute la Suisse. Le Centre interdisciplinaire d’étude des littératures (CIEL) et Centre de traduction littéraire (CTL) de l’Université de Lausanne entendent s’y associer en consacrant leur cours public de l’automne 2021 aux enjeux soulevés par la présence (ou l’absence) des femmes en littérature. En marge de ce cours intitulé « Femmes en littérature », nous vous proposons une sélection d’œuvres d’autrices à l’honneur et d’ouvrages explorant les relations des femmes à l’écriture et la place des femmes dans les histoires littéraires. Découvrez cette sélection thématique dans le catalogue Renouvaud, ainsi que l’exposition physique sur le site Unithèque du 27 septembre au 8 octobre 2021.

Présence-absence des femmes

La sélection thématique entre également en résonance avec le programme 2021 des Manifestations culturelles de la BCUL qui fait la part belle aux créatrices. L’œuvre de l’autrice suisse romande Alice Rivaz (1901-1998) est au cœur d’une exposition sur le site Riponne jusqu’au 30 octobre 2021, dont l’une des commissaires est Valérie Cossy, professeure en études genre à la Faculté des lettres de l’UNIL, laquelle nous invite à penser l’utilisation des concepts de femmes, de féminisme et de genre en critique littéraire. Dans plusieurs de ses textes, Alice Rivaz « met en scène la lente progression des femmes vers une nouvelle participation, pleine et subversive, aux aspects pratiques, politiques et symboliques de la vie humaine ». Franchissant les frontières géographiques et traversant les barrières temporelles, les huit séances du cours public « Femmes en littérature » s’attèlent à révéler cette « lente progression » et à retracer et préciser les contours d’histoires littéraires plurielles et diverses, mais toutes marquées du sceau d’une présence-absence des femmes.

De Sappho à Rosie Pinhas-Delpuech

A bien des égards, la poétesse de l’île de Lesbos Sappho (VIIe-VIe siècles avant l’ère chrétienne) est la pionnière des lettres féminines. Elle tient lieu d’exception, même s’il est probable que beaucoup d’autres voix grecques antiques ont été tues et ne nous sont pas parvenues. L’influence des vers de Sappho est majeure sur les siècles suivants, notamment au Moyen Âge. A cette époque, l’écriture, si elle est d’abord réservée aux milieux religieux, s’émancipe progressivement et permet l’éclosion d’œuvres de clergesses laïques, parmi lesquelles Christine de Pizan, Marguerite de Navarre et Louise Labé.

Ce processus d’émancipation ne suit pas les mêmes contours sur tous les continents. Il varie selon les cultures littéraires et artistiques et les contextes politiques et religieux. Au Japon, par exemple, la prose féminine connaît son apogée aux Xe et XIe siècles, avec notamment Le Dit du Genji attribué à Murasaki Shikibu (v. 973–v. 1014 ou 1025). Les textes orientaux prémodernes sont, pour certains, le fruit de courtisanes, comme les bhajans – chants dévotionnels mystiques – de la poétesse hindoue Mīrā Bai (v. 1498-v. 1546).

La littérature française de l’Ancien Régime, et en particulier le genre théâtral, est saturée par les mises en scène et descriptions de femmes. Mais pour Molière et ses confrères, elles ne sont souvent que les objets du rire – on pense aux Femmes savantes (1672). L’Histoire a effacé les sujets, les femmes dramaturges, ou les a confinées dans des genres qualifiés de mineurs. Les romancières des XVIIIe, XIXe et XXe siècles ont subi un sort similaire et n’avaient souvent que deux alternatives: écrire sous un pseudonyme masculin ou publier sous le nom de tiers masculins, ce qui, dans les deux cas, les dépossédait de leur auctorialité.

Pour nombre de femmes de lettres, la traduction a constitué un refuge et un champ où leur légitimité n’était pas sans cesse contestée. Les traductrices ont joué – et jouent toujours – un rôle essentiel dans la transmission et la médiation des littératures et plusieurs conférences du cours public s’attacheront à le montrer. Deux traductrices, la Franco-turque Rosie Pinhas-Delpuech et la Romande Camille Logoz, échangeront le 20 octobre 2021 autour de leurs trajectoires et expériences.

Femmes et littérature, femmes en littérature

La sélection thématique, tout comme le cours public, aurait pu s’intituler « Femmes et littérature ». C’est d’ailleurs le titre qui a été choisi pour les deux volumes constituant Femmes et littérature. Une histoire culturelle (2020). C’est à ce jour le travail académique francophone de recensement le plus complet sur la présence des femmes en littérature, du Moyen Âge au XXIe siècle. Il a été dirigé par Martine Reid, professeure émérite de l’Université de Lille, qui donnera une conférence dans l’Aula du Palais de Rumine le 13 octobre 2021 : « « Une femme qui écrit » : quelques observations sur les femmes en littérature ». Elle-même, en reprenant une expression de George Sand, semble préférer à « écrivaine » ou « autrice » l’expression « femme qui écrit » ; à la séparation induite par le connecteur « et » dans « femmes et littérature » l’inclusion du « en » dans « femmes en littérature ». Il s’agit en effet d’embrasser dans une même geste les textes des femmes et les textes sur les femmes, les femmes dans les textes et à l’origine des textes. Il s’agit aussi de s’émanciper d’une conception étroite de la littérature pour considérer les littératures dans toute leur diversité et leur richesse, ainsi que l’appelait déjà de ses vœux Virginia Woolf en 1929 :

« C’est pourquoi je voudrais vous demander d’écrire des livres de tout genre sans hésiter devant aucun sujet… quelle qu’en soit la banalité ou l’étendue. […] Car les livres s’influencent, pour ainsi dire, réciproquement. Se trouver en tête à tête avec la poésie et la philosophie rendra la fiction meilleure. De plus, si vous regardez attentivement l’une des grandes figures du passé, Sapho, lady Murasaki, Emily Brontë, vous verrez qu’elle est en même temps héritière et pionnière, et qu’elle est venue au monde parce que les femmes étaient parvenues à l’habitude d’écrire naturellement, de sorte que toute activité littéraire, même en tant que prélude à la poésie, serait inestimablement précieuse pour vous. » (Woolf, Une chambre à soi,trad. Clara Malraux, 2016 : 163-164)