Traversées du vivant
« Le vivant forme des relations complexes, ambivalentes, qui peuvent impliquer parfois des oppositions, parfois des antagonismes, parfois des mutualismes. Cela permet d’imaginer autrement la gamme riche des relations que nous pouvons entretenir avec le reste du vivant. » (Baptiste Morizot, entretien dans Reporterre, publié le 11 mai 2023)
Dans un monde de moins en moins habitable et dont les modes de subsistance de la vie humaine sont de plus en plus menacés, le philosophe Baptiste Morizot plaide pour l’établissement de nouvelles relations entre les êtres humain∙e∙s et le reste du vivant – ou des vivants. La clé réside, selon lui, dans la fondation de nouvelles alliances entre humain·e·s et non-humain·e·s et l’exploration de la « vie à travers nous ».
C’est à l’exploration de ces alliances possibles qu’est consacrée la seconde édition du festival de recherche-création des imaginaires écologiques, les Écotopiales, organisée du 31 octobre au 1er novembre 2025, sur le campus de l’Université de Lausanne et en ville de Lausanne. Durant ces deux journées et le pré-festival (23-30 octobre), ce sont plus 60 artistes et chercheurs∙euses qui se succéderont pour animer les 25 événements tout public de la programmation.
Actifs∙ves dans sept formes d’expression artistique – l’écriture de fiction, la poésie, le cinéma, l’artivisme, la bande dessinée, le jeu de rôle et la dramaturgie – et issu∙e∙s de toutes les facultés de l’Université de Lausanne, ils et elles nous initieront à leur compréhension du vivant. Vous retrouverez sur le blog de la BCUL le 29 octobre les portraits de quelques invité∙e∙s. Dans l’intervalle, citons quelques moments forts des Écotopiales :
En écho aux Écotopiales, la BCUL vous propose une sélection de documents qui explore de multiples manières de résonner avec le vivant, de penser les relations entre humain∙e∙s et non-humain∙e∙s et d’habiter ensemble le monde. Cette sélection est en ligne et à découvrir dans le cadre d’une exposition sur le site Unithèque jusqu’au 2 novembre.
La quête de nouvelles façons de coexistence et de cohabitation terrestres passe, premièrement, par le développement d’une pensée qui outrepasse la dichotomie « culture » versus « nature », d’une pensée « par-delà nature et culture » pour paraphraser Philippe Descola. Une telle pensée est la condition requise pour considérer l’être humain∙e comme partie prenante de l’écosystème terrestre et en résonnance avec les autres espèces, et ainsi s’extraire d’une logique d’asservissement, d’exploitation et d’extraction.
Sur ce paradigme, il est possible de définir, dans un second temps, des moyens d’agir. Face à un monde qui se délite, à l’accélération des destructions et à l’urgence climatique, la tentation est grande de se résigner à attendre la fin. Cependant, (re)trouver le vivant à travers nous permet de dessiner un futur enviable et d’ouvrir des perspectives de « vie bonne ». D’aucun∙e∙s, à l’instar de Baptiste Morizot, proposent de « raviver les braises du vivant », soit de trouver des manières, pour les êtres humain∙e∙s, d’éteindre les incendies qu’ils et elles ont allumés. D’autres placent leurs espoirs de sauver le monde dans l’art et dans l’éducation des générations futures. Pour d’autres, enfin, l’état de nécessité et l’inaction politique autorisent la désobéissance civile.
Et puis, il y a la littérature, la poésie et la fiction en particulier. Parce qu’elle façonne nos imaginaires, la littérature serait capable de changer notre rapport au vivant et d’étendre nos sensibilités. Le champ écopoétique est si riche qu’il serait illusoire de tenter de le circonscrire. Certaines « philofictions » décrivent des alternatives de mondes habitables, tandis que les récits apocalyptiques « fabulent la fin du monde » pour mieux nous y préparer. La poésie, quant à elle, essaie de traduire les voix de la nature ou d’incarner la conscience animale pour faire éprouver des sentiments inédits au lecteur ou à la lectrice. Nous vous proposons une petite sélection de ces fictions éco- et zoopoétiques, d’Alain Damasio à Wazem, en passant par Kathleen Jamie et Ursula K. Le Guin.
Cette dernière, écrivaine majeure et prolifique des littératures de l’imaginaire et pionnière de la pensée écoféministe, nous invitait déjà, dans un texte publié en 1986 – dont une traduction est disponible sur Terrestres – à réviser nos schémas narratifs traditionnels, construits essentiellement sur la représentation d’une figure héroïque (masculine) et fondés sur des valeurs guerrières et sanguinaires, pour écrire des « histoires-vivantes » ; c’est-à-dire l’histoire des gens évoluant en harmonie dans et avec le vivant, éloignés de toutes velléités de domination :
« Il semble parfois que cette histoire touche à sa fin. Nous sommes plusieurs à penser, depuis notre coin d’avoine sauvage, au milieu du maïs extra-terrestre, que, plutôt que de renoncer à raconter des histoires, nous ferions mieux de commencer à en raconter une autre, une histoire que les gens pourront peut-être poursuivre lorsque l’ancienne se sera achevée. Peut-être. Le problème, c’est que nous avons tous laissés nos êtres devenir des éléments de l’histoire-qui-tue, et que nous pourrions bien nous éteindre avec elle. C’est donc avec un certain sentiment d’urgence que je cherche la nature, le sujet et les mots de l’autre histoire, celle qui jamais ne fut dite, l’histoire-vivante. » (Ursula K. Le Guin, « La Théorie de la Fiction-Panier » dans Danser au bord du monde)