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Poèmes (animaliers) sur tables

The black unicorn is greedy.
The black unicorn is impatient.
The black unicorn was mistaken
for a shadow
or symbol and taken
through a cold country
where mis painted mockeries
of my fury.
It is not on her lap where the horn rests
but deep in her moonpit
growing.
 
The black unicorn is restless
the black unicorn is unrelenting
the black unicorn is not
free.
 
La licorne noire est goulue.
La licorne noire est éperdue.
La licorne noire a été prise
pour une ombre
ou un symbole
et trimbalée
de par un pays froid
où le brouillard peignait des parodies
de ma fureur.
Ce n’est pas en son giron que repose sa corne
mais dans les profondeurs de sa fosse-de-dune
croissante.
 
La licorne noire est rétive
la licorne noire est intraitable
la licorne noire n’est pas
libre.
 
(Audre Lorde, « The black unicorn / La licorne noire », La Licorne noire, trad. Gerty Dambury, Paris, L’Arche, 2021, p. 22-23)

Dans ce poème, extrait du recueil éponyme publié en 1978, Audre Lorde, poétesse et figure de proue du mouvement féministe noir américain, recourt à la licorne pour dépeindre la condition des femmes, et des femmes afro-descendantes en particulier. Mais, comme le note la traductrice et préfacière du recueil Gerty Dambury, Lorde détourne à dessein l’image pure et gracile attachée à l’animal merveilleux pour en faire une bête en lutte contre ce qui entrave sa liberté. Ce texte d’une plume majeure de la défense des droits civiques aux États-Unis constitue le parfait trait d’union entre l’édition 2023 du festival du Printemps de la poésie, dédié au matrimoine poétique, et l’édition 2024, consacrée aux poèmes pour l’âme animale.

Avec plus d’une centaine d’événements agendés à travers toute la Suisse romande du 14 au 28 mars 2024, le Printemps de la poésie nous invite à harmoniser voix humaine et voix animale par le geste poétique, à abolir les frontières entre animaux humains et autres qu’humains et à ne faire qu’une seule et même « meute du vivant ». Pour la troisième année consécutive, la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne s’associe au festival en conduisant, sur le site Unithèque, l’action « Poèmes sur tables ».

Foisonnant bestiaire

Pour mettre en valeur l’âme animale, de l’Antiquité à l’époque contemporaine, des confins de la Finlande médiévale et des salons français jusqu’aux explorations dans la jungle de l’écocritique, des poèmes ou de simples extraits fleurissent sur les tables des salles de lecture pendant la durée du festival. La cinquantaine de textes, choisis par le comité d’organisation de l’action poétique et les responsables des collections académiques de littératures, entend non pas distraire les lecteurs et lectrices de leur travail mais leur montrer plutôt la grande diversité des ouvrages conservés, tant du point de vue de l’époque que de la langue. À cet égard, et comme chaque année, les textes sont toujours présentés en version originale, avec leur traduction française. En parallèle à cette action, nous vous proposons une exposition de recueils de poésie et de références en études animales (animal studies) et en zoopoétique sélectionnés parmi les collections académiques, à découvrir sur le site Unithèque du 14 mars au 28 mars 2024 ainsi que dans le catalogue Renouvaud.

Si les noms des fabulistes Ésope et Jean de la Fontaine – dont un riche fonds d’éditions anciennes et de livres d’artistes se trouve à la Réserve précieuse – s’imposent généralement d’emblée lorsqu’on évoque poésie et animaux, c’est un foisonnant bestiaire qui a vu le jour au fil du travail de sélection. Les insectes ont une place de choix, eux qui sont au cœur d’un vaste projet de recherche en zoopoétique conduit à l’Université Clermont Auvergne sous l’égide du comparatiste Alain Montandon ces dernières années. L’Italien Giovanni Battista Guarini recourt au papillon pour parler de l’amour virevoltant, tandis que Louise Ackermann compare les espoirs de gloire déçus des poètes inconnus à la mort tragique des abeilles qui butinent. Guillaume Apollinaire ose quant à lui ériger le morpion en modèle de ténacité dans un poème qui fut écarté de son premier recueil de poésie, Le Bestiaire, ou le Cortège d’Orphée, dont une édition originale de 1911 se trouve à la Réserve précieuse.

Ce sont souvent les plus proches compagnons des êtres humains qui surgissent dans les vers poétiques. William Shakespeare, dans le sonnet 50, dote le cheval de la capacité de ressentir la douleur de son cavalier. Dans les Odes d’Horace, on suit une génisse qui ne ploie pas encore sous le joug du labeur des travaux agricoles. Enfin, le chat est omniprésent dans les Fleurs du mal de Charles Baudelaire, tantôt comparé à l’amoureux fervent et au savant austère, tantôt à la femme aimée, par son regard profond et froid.

Mais ce sont sans équivoque les oiseaux qui remportent la palme du sujet poétique. Le vol du faucon pèlerin précède Cino Rinuccini, à lui en faire perdre force et souffle. Le chant de l’oiseau traduit les paroles des disparu·e·s dans les Élégies de Yorick du Suisse Jacques Chessex. Et que dire de l’ode de Pablo Neruda aux oiseaux du Chili, dont le vol unit les étoiles de sa patrie ?

Humains, des animaux parmi les autres

Les êtres humains cultivent en effet des attachements particuliers avec les oiseaux, qui peuplent leurs cieux et leurs environnements sonores. Marielle Macé, dans un ouvrage remarquable de poésie paru en 2022, Une pluie d’oiseaux, s’alarme de la disparition progressive de leurs chants, perçue comme un des signes du dérèglement climatique et des extinctions massives en cours et à venir : « Car il pleut des oiseaux, il en tombe même de tous les côtés : […] Parfois, c’est comme si les oiseaux pendaient du ciel et s’étaient mis à voler en « sens averse » – en sens averse parce que le monde est à la renverse et qu’on le retraverse comme on peut : pataugeant, incertains, à cloche-pied dans les flaques et sous des déluges de toutes sortes, ou parapluies fermés sous un ciel bien trop sec, attendant l’orage, toutes larmes évaporées. » (Macé 2022 : 9-10)

Au terme de son livre, Marielle Macé célèbre une connivence retrouvée avec la voix des oiseaux et avec la langue (poétique), voix et langue qui permettent de repenser la place de l’être humain dans le règne animal – et plus largement, le règne du vivant. Au fond, l’être humain ne serait-il pas plutôt un animal humain, et l’animal, un animal autre qu’humain ? C’est en ces termes que le prochain colloque annuel du Centre interdisciplinaire d’étude des littératures (CIEL) de l’UNIL nous invitera à penser les protagonistes des fictions en novembre prochain. Dans l’intervalle, souvenons-nous des vers du poète allemand Rainer Maria Rilke qui dénonçaient, à l’aube du 20e siècle, l’enfermement et la captivité de la panthère du Jardin des Plantes de Paris, et par extension, la solitude et l’emprisonnement du poète :

Sein Blick ist vom Vorübergehn der Stäbe
so müd geworden, daß er nichts mehr hält.
Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe
und hinter tausend Stäben keine Welt.
 
Der weiche Gang geschmeidig starker Schritte,
der sich im allerkleinsten Kreise dreht,
ist wie ein Tanz von Kraft um eine Mitte,
in der betäubt ein großer Wille steht.
 
Nur manchmal schiebt der Vorhang der Pupille
sich lautlos auf –. Dann geht ein Bild hinein,
geht durch der Glieder angespannte Stille –
und hört im Herzen auf zu sein.
 
Derrière les barreaux qui défilent, son œil
est devenu si las, qu’il ne fixe plus rien.
Pour elle il n’y a plus que des barreaux sans fin,
derrière ces barreaux il n’y a plus de monde.
 
Elle va souple et forte en démarche féline,
tournoiement qui se meut en un espace infime,
comme la danse d’une force autour d’un centre,
où se loge engourdi un immense vouloir.
 
Il arrive parfois que, sans bruit, la pupille
relève son écran –. Une image y pénètre,
traverse l’arc tendu, silencieux, des membres,
et s’arrête de vivre en parvenant au cœur.

 
(Rainer Maria Rilke, « Der Panther / La panthère », Neue Gedichte / Nouveaux poèmes, trad. Dominique Iehl, Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, 1997, p. 379)