Reclus 2025 : Ce que nous avions (déjà) oublié

A l’occasion de l’anniversaire de la disparition d’Élisée Reclus, la BCUL vous propose une sélection de documents ainsi que le texte suivant de Christophe Mager (Université de Lausanne).
Élisée Reclus est mort il y a 120 ans. Et pourtant, à l’heure où fleurissent les séminaires universitaires sur la durabilité, les projets de transition écologiques et les appels à la justice environnementale, on en oublierait presque que nombre des lignes de sa pensée résonnent encore aujourd’hui. Ce billet rend hommage à ce géographe libertaire qu’on cite trop peu, tout en lui empruntant beaucoup.
Élisée Reclus (1830–1905) n’était pas seulement géographe. Il était aussi naturaliste, anarchiste, pacifiste, anticolonialiste, végétarien convaincu, et écrivain inlassable. Autant dire qu’il est difficile à ranger. Pendant plus de trente ans, il a publié des textes qui tentent de tenir ensemble ce que nos disciplines, nos institutions et nos agendas séparent trop souvent : la nature et la société, la science et l’engagement, la description et la transformation, l’observation rigoureuse et l’élan poétique.
Quand il écrit que « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même » (L’Homme et la Terre), il ne s’agit ni d’une formule vague ni d’un effet de style. C’est une manière d’affirmer que les sociétés humaines participent pleinement des dynamiques du vivant, et qu’elles doivent, à ce titre, assumer leur responsabilité dans l’organisation du monde. Reclus perçoit l’humain dans la continuité du vivant, et la géographie comme une science de l’interrelation : entre humains et milieux, entre techniques et formes d’habiter, entre paysages visibles et structures invisibles.
Ce sens du lien s’accompagne d’un double impératif : comprendre le monde, c’est vouloir le rendre plus juste ; comprendre le monde, ce n’est pas seulement le cartographier ou le décrire, c’est se rendre comptable de ses déséquilibres. Cela fait de Reclus l’un des rares géographes de son époque à conjuguer rigueur empirique, conscience écologique et critique sociale.
On a souvent résumé la vision de Reclus par son image de la « Terre-jardin ». Il ne s’agit pas d’une figure champêtre, ni d’un idéal de mise en ordre paysagère, mais plutôt d’une utopie éthique et politique : celle d’un monde organisé selon des principes d’attention, de soin, de beauté, de mesure et de justice. Ce qu’il propose se distingue fondamentalement des logiques d’aménagement fondées sur l’extraction, la croissance sans limite et la mise en concurrence.
Dans L’Homme et la Terre, il imagine une humanité capable de transformer la planète non pour l’asservir, mais pour l’habiter dignement.
Ce qui frappe à la relecture, c’est que son œuvre est traversée par une conscience aiguë des inégalités et par l’idée que celles-ci ne sont jamais simplement sociales, mais aussi spatiales. Ainsi, dans Histoire d’un ruisseau (1869), il défend l’idée que les injustices sociales et écologiques sont indissociables et affectent les équilibres à toutes les échelles. C’est une manière de dire que les dominations se lisent dans les villes fragmentées, les frontières imposées, les inégalités d’accès à l’eau, à la terre, à la mobilité. Reste que les soulèvements peuvent également s’y inscrire.
En effet, l’espace peut aussi être porteur d’émancipation. Il est traversé par des pratiques alternatives, des formes de coopération, des gestes solidaires, des manières d’habiter qui échappent parfois aux logiques d’accumulation et de domination. Reclus en rend compte avec minutie, et parfois avec admiration.
À l’Institut de géographie et durabilité (IGD) de l’Université de Lausanne, rares sont celles et ceux à se réclamer explicitement de Reclus. Et pourtant. Les mots ont changé, les références aussi, mais les proximités sont là.
Il fut un temps où ce lien était plus explicite. Dans les années 1990, Jean-Bernard Racine — professeur aujourd’hui retraité, pionnier de la géographie critique francophone — conseillait à ses doctorant·e·s de lire Reclus, dès le début de leur thèse. Cela étonnait. On ne comprenait pas toujours l’intérêt de retourner à un auteur du XIXe siècle. Ce n’est qu’avec le temps qu’on en saisissait l’utilité. Il faut parfois du recul pour comprendre qu’un arbre, aussi contemporain soit-il dans ses branches, ne peut s’épanouir qu’en s’appuyant sur une profondeur souterraine vivante. L’œuvre de Reclus, parfois oubliée, continue d’alimenter des lignes de recherche qui se croient parfois sans généalogie.
Aujourd’hui encore, lorsqu’on travaille à l’IGD sur les inégalités écologiques, sur la transition énergétique juste, sur les communs, sur les formes d’habiter alternatives, sur la gouvernance des ressources, ou sur les pratiques de cartographie participative, on prolonge des questionnements qu’il avait déjà ouverts.
Il ne s’agit pas de canoniser Reclus, mais de constater que son projet pour un monde autre, fondé sur des principes politiques, éthiques et spatiaux, travaille encore la géographie, parfois à son insu.
Le monde de 2025 n’est pas celui de Reclus, mais il n’est pas inutile de retourner à ses textes. Certes, les techniques ont changé, les urgences écologiques se sont aggravées, les formes de domination ont évolué. Mais cela ne rend pas Reclus obsolète. Cela rend au contraire sa lecture précieuse. Non pas pour s’en faire un guide figé, pour ériger Reclus en oracle — il aurait détesté ça — mais pour nourrir une pensée géographique qui relie, qui pense à hauteur d’humain et à échelle planétaire, qui ne sacrifie ni la rigueur, ni l’espérance.
C’est aussi une question de forme. Reclus écrivait pour être compris. Il pensait que la géographie devait parler à toutes et tous. À une époque où les publications s’accumulent sans toujours rencontrer de lecteurs, où les exposés s’enferment parfois dans un langage opaque, l’exigence de clarté et l’ambition pédagogique qui traversent son œuvre méritent qu’on s’y arrête.
Reclus, ce n’est pas un monument à commémorer. C’est une conversation à reprendre.
Christophe Mager
Maître d’Enseignement et de Recherche à l’Institut de Géographie et Durabilité
Faculté des géosciences et de l’environnement, UNIL
Une sélection de documents est présentée à la BCUL site Unithèque du 23 juin au 2 juillet. La liste est aussi consultable en suivant ce lien.
Quelques podcasts à écouter pour mieux connaître le personnage et son œuvre :
Bonne découverte !