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Qu’est-ce que la philosophie expérimentale?

Ce qui me semble évident l’est-il pour le plus grand nombre ? Mes intuitions sont-elles fiables ?

Pour Florian Cova, Professeur Assistant au Département de Philosophie de l’Université de Genève, « il s’agit là de deux questions auxquelles on ne peut répondre directement par la spéculation philosophique, mais qui appellent une enquête empirique. C’est pourquoi, depuis une vingtaine d’années, certains philosophes se sont emparés des outils méthodologiques des sciences humaines et sociales (et en particulier des sciences cognitives) pour étudier les intuitions sur lesquelles s’appuient les philosophes et répondre aux questions que nous venons de poser. Ils ont eux-mêmes donné à leur projet le nom de philosophie expérimentale. »

Pour découvrir ce courant philosophique, qui se caractérise par la conduite d’expériences et l’utilisation de données expérimentales dans le but de réfléchir à nos intuitions, nous vous proposons une sélection thématique, mais aussi un article d’introduction à la philosophie expérimentale écrit tout spécialement pour le blog de la BCUL par Florian Cova.

Qu’est-ce que la philosophie expérimentale ?

par Florian Cova, Professeur Assistant au Département de Philosophie de l’Université de Genève

On le sait, les philosophes sont rarement d’accord, que ce soit au sujet de la nature de la réalité, au sujet de ce qu’il est bien ou mal de faire, ou sur ce que signifie savoir quelque chose. Mais comment les philosophes cherchent-ils à trancher ces désaccords ? Quand des scientifiques défendent des théories opposées, ils mettent au point des expériences qui permettront de déterminer laquelle de ces théories fait les meilleures prédictions. Mais on voit mal comment une expérience pourrait nous permettre de déterminer ce qu’est la vie bonne, ce qui fait la légitimité du gouvernement politique, ou ce qui distingue la simple croyance de la véritable connaissance. Alors, que font les philosophes ?

Le rôle des intuitions en philosophie

La réponse est simple : ils argumentent. Mais leurs arguments ne se basent pas seulement sur des observations empiriques, mais partent aussi souvent de principes qui sont acceptés comme assez évidents pour permettre de trancher entre les différentes théories. Par exemple, contre la théorie selon laquelle il serait toujours mal de mentir (qu’il attribue à Kant), Benjamin Constant propose l’expérience de pensée suivante : s’il était toujours mal de mentir, alors il serait mal de mentir à un meurtrier qui vient sonner à notre porte pour nous demander où se trouve sa victime. Pourtant, il est clair et évident qu’il serait acceptable de mentir dans ce cas-là. C’est donc que la théorie selon laquelle il est toujours mal de mentir est fausse.

De même, pour montrer que la connaissance (le fait de “savoir”) ne se réduit pas à la croyance vraie, Bertrand Russell propose l’expérience de pensée suivante : imaginons un homme qui cherche à savoir l’heure et jette un coup d’oeil à une horloge près de lui. L’horloge affiche midi et il en conclut donc qu’il est midi. Cependant, ce que cet homme ignore, c’est que l’horloge est cassée et affiche midi en permanence. Coup de chance : il se trouve qu’il est effectivement midi. Dans ce cas, notre homme a une croyance vraie : il croit qu’il est midi et il est effectivement midi. Mais, pour Russell, il est clair que notre homme ne sait pas qu’il est midi, car le fait que sa croyance est vraie est un énorme coup de chance. Cela montre que la connaissance est quelque chose de plus qu’une croyance vraie.

Dans ces deux cas, les philosophes concluent à la fausseté ou à la vérité d’une théorie philosophique en partant de cas qui leur paraissent immédiatement clairs et évidents : il est clair qu’il serait acceptable de mentir au meurtrier, il est évident que l’homme croit mais ne sait pas qu’il est midi. En métaphilosophie (la “philosophie de la philosophie”), on appelle intuitions de telles propositions qui semblent attractives intellectuellement par elles-mêmes. Et, parce que l’attrait intellectuel de ces intuitions ne dépend pas d’observations, de théories ou de raisonnements préalables, elles jouent un rôle important dans la discussion des théories philosophiques (un rôle équivalent à celui que jouent les observations en sciences).

La philosophie expérimentale comme réponse aux questions soulevées par l’usage des intuitions en philosophie

Cependant, cet usage des intuitions en philosophie soulève deux questions. La première est de savoir si ce qui me paraît évident l’est effectivement pour la plupart : les arguments philosophiques qui s’appuient sur de telles intuitions supposent généralement que la plupart des personnes qui liront l’argument partageront l’intuition de départ (sans quoi l’argument échoue). Mais est-ce vraiment le cas ? La deuxième est de savoir si cette intuition est fiable. En effet, il se pourrait que mon intuition soit le produit de certains biais et qu’elle échappe à capturer la réalité. Puis-je donc véritablement faire confiance à mes intuitions ?

Il s’agit là de deux questions auxquelles on ne peut répondre directement par la spéculation philosophique, mais qui appellent une enquête empirique. C’est pourquoi, depuis une vingtaine d’années, certains philosophes se sont emparés des outils méthodologiques des sciences humaines et sociales (et en particulier des sciences cognitives) pour étudier les intuitions sur lesquelles s’appuient les philosophes et répondre aux questions que nous venons de poser. Ils ont eux-mêmes donné à leur projet le nom de philosophie expérimentale.

Les intuitions philosophiques sont-elles universellement partagées ?

Revenons par exemple à la première question : les intuitions sur lesquelles s’appuient les arguments philosophiques sont-elles largement partagées ? La réponse est : pas toujours. Prenons un exemple : en philosophie de l’art, il est courant de partir de l’idée selon laquelle il existe une différence cruciale entre le jugement esthétique (qui porte sur le Beau) et les autres jugements de goûts (qui portent sur ce qui est agréable). En effet, d’après une tradition qui remonte à Hume et surtout Kant, le jugement sur le Beau se distinguerait des autres en ce sens qu’il porterait en lui une prétention à l’universalité : quand nous jugeons que quelque chose est beau, nous ne jugerions pas que cela est beau pour nous, mais que cela est beau pour tous. Mais est-ce véritablement le cas ? Une équipe de philosophes expérimentaux ont mené une enquête dans 19 pays différents, dans laquelle ils ont demandé aux gens de décrire un objet qu’ils trouvaient particulièrement beau, puis d’imaginer que quelqu’un était en désaccord avec eux. Ils ont ensuite demandé aux participants de choisir l’une des trois possibilités suivantes : (1) l’un d’entre vous a raison et l’autre a tort, (2) vous avez tous les deux raisons, (3) personne n’a raison et personne n’a tort. Si les participants universalisaient leurs jugements, ils devraient choisir la première option. Pourtant, la première option était celle qui était la moins souvent sélectionnée, et cela dans tous les pays. De tels résultats ont conduit certains philosophes à remettre en question l’affirmation selon laquelle les jugements sur le beau se distingueraient par leur prétention à l’universalité.

Les intuitions philosophiques sont-elles fiables ?

Et qu’en est-il de la fiabilité des intuitions ? Un argument célèbre contre l’hédonisme (la théorie selon laquelle la vie bonne consiste à avoir le plus de plaisir possible) est celui de la machine à expérience de Robert Nozick. Nozick nous demande d’imaginer que des scientifiques ont mis au point une machine qui permet à ceux qui s’y connectent de passer le reste de leur existence dans une réalité virtuelle qui leur permettra de vivre une vie pleine de plaisirs et d’expériences agréables (tout en oubliant, si besoin, que cette vie n’est pas réelle). Si l’hédonisme est vrai, alors nous devrions nous connecter à cette machine, car c’est là l’assurance d’une vie pleine de plaisirs. Pourtant, fait remarquer Nozick, la plupart d’entre nous refuseraient de se connecter à cette machine et préféreraient continuer à vivre notre vie “réelle”. Pour Nozick, cela montre que nous considérons intuitivement que la vie bonne ne se limite pas à la seule quête du plaisir et que nous préférons des expériences “réelles”, même si elles sont moins agréables.

Les gens partagent-ils l’intuition de Nozick ? Oui : des expériences montrent que, quand on leur demande d’imaginer ce choix, la plupart des gens préfèrent rester hors de la machine. Mais cette préférence illustre-t-elle une préférence robuste pour les expériences “réelles” et un rejet profond de l’hédonisme ? Pas forcément. Certains philosophes expérimentaux se sont demandés si cette préférence n’était pas seulement le résultat d’un biais : le biais du statu quo, qui nous conduit à préférer notre situation actuelle. Ils ont donc demandé à des participants d’imaginer un scénario inverse : un jour, ils apprennent qu’ils sont déjà connectés à la machine et qu’ils ont passé la plupart de leur existence dans une réalité virtuelle. On leur donne alors le choix de se déconnecter pour revenir à la réalité, ou de rester connectés pour le reste de leur vie (tout en oubliant qu’ils sont dans une réalité virtuelle). Quand l’expérience de pensée est formulée de cette façon, les participants sont beaucoup plus partagés et leur préférence pour des expériences “réelles” bien moins claire. Les gens partagent donc l’intuition de Nozick, mais il n’est pas clair qu’elle soutienne son argument en illustrant un profond rejet de l’hédonisme plus qu’un simple biais.

En conclusion

Faut-il donc abandonner l’usage des intuitions en philosophie ? C’est ce que proposent certains philosophes expérimentaux, qui défendent ce qu’on appelle le “programme négatif”. Mais il s’agit d’une minorité et la plupart des philosophes expérimentaux considèrent seulement la philosophie expérimentale comme un outil de plus dans la trousse du philosophe, qui permet de garder un oeil vigilant sur la façon dont les philosophes utilisent les intuitions dans leurs arguments. D’autres encore se placent sous l’égide de Locke, Hume et Nietzsche et voient dans la philosophie expérimentale un retour à des questions philosophiques classiques sur l’origine de nos idées.

Pour aller plus loin

  • Ouvrages d’introduction

Il existe deux ouvrages d’introduction à la philosophie expérimentale en français. L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine de Ruwen Ogien se concentre sur l’usage de la philosophie expérimentale dans le domaine de l’éthique. Mon ouvrage Qu’en pensez-vous ? Une introduction à la Philosophie Expérimentale propose une présentation plus générale, mais est maintenant indisponible dans le commerce. Vous pourrez en trouver une version pdf ici. Gardez à l’esprit que les deux ouvrages ont déjà une dizaine d’années et ne représentent pas l’état actuel du champ.

  • Numéro de revues

La revue en ligne Klesis a consacré un de ses numéros à la philosophie expérimentale.

  • Cours

Au semestre de printemps 2023, je donnerai un cours (destiné aux Bachelors et Masters) sur le thème de la philosophie expérimentale à l’Université de Genève.

  • Vidéos

Le vulgarisateur Mr Phi m’a invité pour un entretien à bâtons rompus sur la philosophie expérimentale et ses méthodes. Il a aussi utilisé des méthodes semblables à celles des philosophes expérimentaux pour discuter de la nature de la liberté et de la connaissance.

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