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Poèmes sur table

Cet élan de paix est / Si profond qu’il nous enracine sur place. / Il est vrai que la poésie / Peut éclairer une époque écorchée jusqu’à l’os, / Une année que nous avons difficilement avalée. / […] / Nous n’allons pas remuer des pierres. / Nous allons bâtir des montagnes.
(Amanda Gorman, « Résolu », Donnez-nous le nom de ce que nous portons, trad. Santiago Artozqui, Paris, Fayard, p. 207)

Dans ce poème tiré du recueil Donnez-nous le nom de ce que nous portons (Call Us What We Carry, 2021), Amanda Gorman évoque l’année 2020 et la pandémie de la Covid-19 – « difficilement avalée » – et place dans la poésie le pouvoir de nous extraire de la torpeur et de nous enraciner dans la paix pour pouvoir bâtir un monde nouveau, après l’écorchage. On retrouve dans « Résolu » un sujet énonciateur lyrique collectif et solidaire, ce nous qui scandait déjà La colline que nous gravissons (The Hill We Climb), la pièce rythmique originale prononcée lors de la cérémonie d’investiture du président Joe Biden à Washington.

Ce 20 janvier 2021, Amanda Gorman, alors âgée de 22 ans, est devenue la plus jeune poétesse jamais conviée à réciter un poème inaugural de l’histoire politique des États-Unis.

Si l’affinité élective du discours politique et du discours poétique ne va pas de soi – la polémique générée par la traduction du poème en atteste –, il est indéniable que la poésie recèle une force politique. Et le choix de la présidence démocrate de donner une tribune à une femme, jeune et afro-descendante de surcroît, peut aussi se lire comme la volonté de (re)donner voix aux créatrices et poétesses, si longtemps invisibilisées.

Matrimoine poétique

C’est une ambition similaire qui a présidé au choix de la thématique de la huitième édition du Printemps de la Poésie qui aura lieu du 18 mars au 1er avril 2023 : le matrimoine poétique, par opposition au(x) patrimoine(s) qui ont souvent écarté ou ignoré les œuvres de poétesses, se privant de facto de « toute une moitié du monde » pour reprendre les termes d’Alice Zeniter dans son dernier essai.

Les lignes bougent et les patrimoines, heureusement, se fissurent depuis quelques années. L’attribution du Nobel de littérature à l’Américaine Louise Glück en 2020 en est un signe saillant. Et du côté oriental, la découverte et la mise à disposition des hymnes religieux sumériens d’Enheduanna ont questionné en profondeur l’origine masculine de la littérature. Cette princesse, fille du roi Sargon d’Akkad, poétesse et prêtresse, a vécu vers le 13e siècle avant notre ère en Mésopotamie antique. Cela fait d’elle la plus ancienne écrivaine connue, 1500 ans avant les épopées homériques et 1700 ans avant les vers de la Grecque Sappho.

Le matrimoine poétique reste largement à écrire. Qui faire entrer au panthéon des poétesses ? Quelles œuvres façonnent notre conception du monde ? Quels mots résonneront encore dans un siècle ? La riche programmation du Printemps de la Poésie tente une amorce de réponses pour le matrimoine romand – et suisse. Elle file la métaphore naturelle de l’élémentaire au féminin et assigne l’eau, la terre, le feu et l’air à quatre figures tutélaires de la poésie romande : Edith Boissonnas, Monique Laederach, Pierrette Micheloud et Anne Perrier. Elles veilleront sur les productions contemporaines mises en lumière durant la quinzaine du festival partout en Suisse romande : les mises en voix d’Anne-Sophie Subilia, l’atelier d’écriture de Claire Genoux, le brunch poétique en compagnie de Sylviane Dupuis ou la performance du collectif féministe lausannois Le Point V, en écho à la poésie d’amour de Louise Labé.

Tabula Poetica

De par ses tâches de sélection, de conservation et de médiation, la bibliothèque est un lieu central dans la constitution d’un matrimoine. A la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCUL), nous avons par conséquent reconduit l’action poétique « Poèmes sur tables » en 2023.

Inviter de grandes créatrices de l’Antiquité à l’époque contemporaine à sa table ? Défi relevé. Des confins de l’Inde et du Japon à l’Allemagne d’après-guerre, des poèmes ou fragments de poèmes signés de femmes seront déposés sur les tables de travail du site Unithèque pendant la quinzaine du Printemps de la Poésie. Les textes, choisis par le comité d’organisation de l’action poétique et les responsables des collections de littératures, reflètent la diversité du matrimoine conservé par la bibliothèque. A cet égard, le texte original sera toujours présenté avec sa traduction en français. Une bibliographie sélective des recueils dont sont tirés les textes est disponible sur Renouvaud et une exposition d’ouvrages accueillera lecteurs et lectrices sur le site Unithèque du 17 au 27 mars 2023.

Au gré de vos errances et butinages dans les rayonnages de la bibliothèque, arrêtez-vous sur les vers latin de Sulpicia, l’une des seules Romaines dont l’œuvre a survécu. Adhérez à l’exigence d’égalité dans les relations amoureuses avec Christine de Pizan ou révoltez-vous avec Louise Michel, figure majeure de la Commune de Paris. Chantez l’amour avec l’Italienne Vittoria Colonna ou la nature avec l’Américaine Emily Dickinson. Voyagez en terres ivoiriennes avec Tanella Boni ou affrontez l’innommable avec Charlotte Delbo, résistante française et survivante des camps de la mort. C’est un chœur de voix de femmes qui s’élève ce printemps pour dire leurs vérités, chœur appelé de ses vœux, encore, par Amanda Gorman dans le poème « We Rise » (2021) sur lequel nous conclurons :

Today, everyone’s eyes / Are on us as we rise. / Today is the day women / Are paving the way, / Speaking our truth to power. / […] / That to their own power, / every single woman is entitled. / But it’s how they empower others / That makes women’s voices so vital.
Ce jour, tous les yeux sont / Rivés sur nous quand nous nous élevons.Ce jour est celui où les femmes / Ouvrent la voie, / Dévoilent leurs vérités face au pouvoir. / […] / Qu’à son pouvoir propre / chaque femme a droit. / Mais c’est la manière dont elles habilitent les autres / Qui rend les voix des femmes si vitales.
(Amanda Gorman, « We Rise », trad. Joëlle Légeret)